Jules Verne - Cousin des Dayez
Peu après la mort de Jules Verne survenue le 24 mars 1905, Eugène Morel exprime dans « La Nouvelle Revue » d’avril 1905 toute son admiration pour un esprit boudé par les littérateurs de l’époque, qu’il avait pris grand plaisir à rencontrer à Amiens en 1890. Véritable plaidoyer pour l’auteur du « Tour du monde en 80 jours » dont les écrits alimentent les rêves et enflamment l’imagination, ce témoignage constitue un autre regard sur Jules Verne, nous le montrant dans toute sa force et sa singularité, celles d’un homme qui délaissa la trépidante vie parisienne pour se réfugier avec délice à Amiens, sans avoir eu à renoncer au succès que lui enviaient ses détracteurs...
Faisons effort de sincérité et interrogeons-nous. De tout ce que nous avons lu, qu’est-ce qui nous a le plus frappé ? Quelle est l’influence la plus grande, en intensité ? Tâchons de déterminer le plus grand éducateur des Français de l’âge mûr au début du XXe siècle ? Au début du XIXe, je crois qu’on n’aurait pas hésité à répondre : Rousseau ; au milieu : Lamartine. Mais aujourd’hui ? On citera Hugo, Zola... et chacun le sien. Il y a Dumas père, il y a aussi Huysmans, il y a Verlaine, Tolstoï, Maeterlinck. Et Wagner, certainement ! Mais avant ? Avant cela... Car c’est toujours le dernier qu’on cite de préférence. Oh ! que de peine à avouer, et comme il faut presser les gens pour qu’ils disent : ah ! oui... Jules Verne !
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Oui, on l’a beaucoup lu, il faut bien l’avouer, ce fut un des plus lus, peut-être le plus lu. Mais il s’entend que son influence fut nulle. On l’a lu « à l’âge où ça n’a pas d’importance... » O hérésie ! A quel âge donc quelque chose aurait-il de l’importance... On l’a lu, songez-y, de huit à quinze, en plein développement... Il n’y a qu’alors que les lectures comptent vraiment. On ne met pas de tuteur à un chêne de cinquante ans.
Changeons les points de vue. Regardons les effets. C’est la « Découverte de la Terre » et sa conquête, l’industrie triomphante, Suez, le transsibérien, le téléphone, les sous-marins, les dirigeables, les villes immenses poussées en quelques mois et le tour du monde en bien moins de 80 jours ! Pourquoi énumérer... Le tableau de la Terre ces quarante derniers ans ? il n’y a qu’à prendre la liste des romans de Jules Verne. Tout cela ce serait fait, me dit-on, sans lui. Sans Voltaire et Rousseau la Révolution aussi se serait faite. Autrement ! Mais c’est faire des hypothèses absurdes. La force qui montait devait produire toutes ces choses, littérature, révolution, industrie. Les fleurs viennent d’abord : le roman précède l’histoire.
Goncourt se vantait d’avoir créé les trois grands mouvements qu’il voyait dans les esprits : le naturalisme, le dix-huitième siècle, le japonisme. Peut-être ce précurseur ne se serait pas cru l’auteur de ces mouvements, s’il s’était demandé quelles causes l’avaient poussé, lui-même, le premier ! Jules Verne ne s’est pas vanté d’avoir prévu trois mouvements de quelque importance : l’anglomanie, le machinisme, le tourisme.
L’influence d’un livre reste toujours discutable, même quand on trouve la bombe à côté de la brochure. Je crois, cependant, qu’il y a peu de livres qui agirent si efficacement que ceux de Verne. N’en doutons pas, tout y prêtait : l’âge d’abord de ceux auxquels il s’adressait ; l’universalité de ses lecteurs ; grands et petits ! toute une nation, que dis-je ! presque toutes les nations ; les triomphantes du moins, l’Angleterre plus que toutes ! et le Japon l’adorait ! Il fut le vrai, le grand, le puissant professeur d’énergie. Il y a en lui une morale, un état d’être, comment dire..., une religion ? enfin quelque chose... un lot d’idées, de méthodes avec lesquels on peut vivre, et vivre bien.
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Cet homme eut pour métier d’ouvrir des horizons. Il révolutionna la tête des jeunes bourgeois, qu’il arracha en masse à l’idéal fonctionnaire. « Quand on nous donnait en exemple les héros de Plutarque, écrit Louis Lumet, c’était ceux de Jules Verne que nous nous proposions d’imiter... Il nous a donné la terre et l’air comme domaine et il nous a appris que les forces de la nature, ennemies de l’homme nu, étaient prêtes à le servir s’il s’efforçait de les y contraindre. »
Or cet homme ne compte pas dans les « littérateurs ». Il n’est ni des Parnasses ni de l’Académie. Ni avancé, ni réactionnaire. Il n’est d’aucun mouvement - lui qui en créa de si grands ! Sa personne est à peu près inconnue ! Il meurt. L’empereur d’Allemagne s’occupe un peu de lui. Mais la France ne bouge pas. Il semble réellement que la chaire de littérature au Collège de France a sur l’éducation nationale plus d’importance. On ne l’avoue pas. On lui en veut de l’avoir aimé. Ecoutez. C’est peut-être vraiment une honte de l’aimer ? C’est peut-être bas, sot, mal écrit, sans valeur. J’ai des haines, je les sens féroces, les contiens mal. Non pour les auteurs qui ne sont que mauvais, mais pour ceux auxquels j’ai cru, un moment, qui ont trompé mon goût, me laissent la honte d’une erreur. Mais Jules Verne !
Je n’ai pas voulu faire un article de souvenir, exhumer des faiblesses... je l’ai relu. C’est très beau ! Cela vous refait jeune... C’est plein de vérité, de force. Une vie toute puissante circule dans ces œuvres. Je l’ai relu, ayant vu tel pays qu’il décrit... Et j’ai vu ces fictions faites de matière vraie comme le plus exact de nos rêves. Pourquoi ce dédain ? Parce qu’il ne vivait plus à Paris ? Comme Erckmann-Chatrian, auquel on rend si peu justice ? N’a-t-il fallu qu’un peu de snobisme pour le faire grand ?
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Si l’on ignore l’homme, c’est que cet homme prend peu soin de se faire connaître, soit dans son œuvre, soit ailleurs. L’œuvre est impersonnelle. Rien ne nous renseigne sur l’homme. Celui-ci vit en province et se veut ignoré. On s’étonne que telle vente - de Zola, de Daudet - baisse depuis leur mort. Souvent la postérité retient l’homme et non l’œuvre... Mais si une fois l’on parlait d’un de ceux-là qui laissent ignorer leur personne, une fois, pour savoir... Jules Verne est bien de ceux-là. Sa mort ne fait pas plus à ses jeunes lecteurs que le nom découvert des bâtisseurs de cathédrales n’augmenta la beauté de leur formidable anonymat.
Le Larousse a servi la plupart des journaux. La presse, qui parla de lui, à sa mort, dit peu de choses. Paschal Grousset, qui sous le nom d’André Laurie fut un émule de Jules Verne, et lui aussi, un des promoteurs de l’éducation énergique par son beau roman de Tom Brown, aurait pu dire plus qu’il n’a dit. Avant cela, une brochure de Claretie, un article de Charles Raymond, un autre d’Henri d’Alméras, qui se répètent... Que sait-on ? Donc il naît en 1828, à Nantes, fait son droit, est secrétaire de théâtre, et s’occupe de coulisse à la Bourse. Il débute en 1850 par des vaudevilles. C’est seulement en 1863 que le succès lui trace sa voie avec Cinq Semaines en Ballon.
Jules Claretie, en 1883, le décrit ainsi : parisien jusqu’au bout des ongles par l’esprit et cosmopolite par l’imagination, gai causeur, inventeur inépuisable, boulevardier et solitaire, le premier à l’ouverture du Salon comme à la course en yacht... Claretie dit : le plus aimable des hommes. J’ai son portrait. Il était beau, séduisant, le front gai, la bouche volontaire. Et moi, je vins à lui en 1890. J’étais troupier. Amiens, ma ville de garnison, me sembla la ville élue quand je sus que dans cette ville s’était retiré Jules Verne, et que son fils voulait bien me présenter à lui. J’avais fait un gros livre que j’avais une vraie joie à envoyer au maître. Ce roman pourrait s’appeler des mémoires d’enfant ; je ne puis le renier pour toute la sincérité que j’y avais mise. J’y parlais tout au long de l’éducation des Petits Français. Ils étaient bien privés - plus qu’ils ne sont maintenant - d’air, de prairies, de ballon, de jeux, de joie et de science. On ne leur enseignait guère que la rhétorique. Mais ils avaient Jules Verne et leur âme du moins était pleine d’espace et de science précise.
Je vis venir à moi un grand vieillard amer. Il s’avançait baissant la tête, traînant la jambe, avec des gestes de grand oiseau pris par la patte, et qui agite vainement ses ailes inutiles. Il leva les bras au ciel et me dit : « Malheureux, qu’avez-vous fait ! » Ah ! ce mépris ! l’horreur que je lui inspirais... Ce que j’avais fait ? Mais... de mon mieux ! Et que je n’avais pas ça tout seul, ô maître ! Vous en étiez. Madame Verne adoucissait les aigres paroles. Mais je n’avais pas d’offense. Je me heurtais à un mur, je tâchais de voir derrière... par quelque fente, ou par dessus. Cet homme qui avait su me prendre si puissamment, « devait » trouver quelque part une sympathie pour moi. Etrange sensation d’être jeune et indulgent devant des vieillards !
J’exposai tant bien que mal des tendances ou théories. Je cherchais à mettre des idées dans le roman. Je ne pensais pas étonner, en disant cela, l’ami de Dumas fils, et qui avait lui-même tant répandu d’idées à travers ses belles fables ! Je le trouvais sceptique et hostile. Son honnêteté de bon commerçant se révoltait. On ne trompe pas sur la marchandise. C’était tromper que d’appeler roman des conférences. Et il me regardait avec plus de bonhomie ; on excuse le faiseur par lequel on n’est pas refait, et il me dit avec une ironie pleine de gravité : « Je doute que par ces moyens vous trouviez des lecteurs ! »
Puis, il eut quelque pitié et m’apprit, par charité, en quoi consistait toute la littérature - dont je ne me doutais pas. Voilà, il faut se demander à chaque page ce qu’on va y mettre pour que le lecteur ait envie de tourner la page suivante. Le forcer à chercher la suite. Tout est là ! C’était vrai. Je ne m’étais pas douté de cela. Je m’étais dit : Je n’écris pas pour... mais parce que... Certes, je me serais réjoui qu’on put me lire, mais encore maintenant je n’ai pas le sentiment d’avoir manqué le but, n’ayant pas été lu. J’ai produit, j’ai poussé ! comme un arbre ses fruits. Seront-ils comestibles ? Cela ne le regarde pas. Voilà le Grand Art, pensais-je. L’Art tout puissant, l’Art naturel, irresponsable...
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C’est vrai qu’il était fort, qu’il inspirait confiance. Nous ne doutions pas de lui, et il nous apprenait même devant la mort à ne jamais désespérer. Nous savions que le héros ressusciterait ; on ne pouvait pas croire que Michel Strogoff fut aveugle ! On ne pleurait pas, puisque Jules Verne nous menait et que nous savions bien qu’il saurait nous sauver ! Or, Jules Verne me fit une façon de compliment. Il me regardait avec cette curiosité que l’on a pour les fous... « puisque, tout de même, dit-il, vous avez la force déjà de composer des œuvres si considérables. » Tant de travail, ajoutait son regard étonné, tant d’écriture pour ne jamais être lu. Quel gaspillage !
Je compris qu’à sa religion la mienne semblait ignoble. Ecrire lâchement ! écrire comme on se soulage ! Se vider de ce qu’on pense, bien ou mal, au hasard. C’est œuvre de mollesse qu’il faut laisser aux femmes. Une œuvre doit vouloir, doit tendre vers un but, choisir ce qui importe, non à soi, mais aux autres. Est-ce pour celà, ô Jules Verne, qu’il y a tant de dédains pour ton œuvre ! Tout l’art irresponsable s’insurge contre ton vouloir. Il y a un art libre, un art qui donne l’extase, et c’est une volupté que d’abattre sa volonté ! J’ai cessé de te lire, Jules Verne, pour Lamartine ! Quel but poursuivait-il ? Pas d’autre que d’intéresser. Ses romans avaient le plan de pièces de théâtre. C’était la conception de d’Ennery, Dumas, Sardou. Mais eux ne regardaient pas aux moyens, et Jules Verne y mettait - et ce fut un surcroît de succès - une honnêteté, une austérité puritaine.
Ayant cette conception très haute de son art, convaincu d’avoir dans l’univers, dans le vrai et le possible, un champ suffisant pour des éternités de passion vertueuse, sûr que la recherche d’honnêtes moyens d’intéresser est une digne tâche pour un bon travailleur, - il n’avait pas cherché à relever le roman par des idées, des thèses. Et d’abord aux idées, il préférait les faits. Des idées... par surcroît, comme moyens. Aussi ne daigna-t-il nullement s’intéresser aux opinions diverses que je pouvais avoir défendues dans mon livre, même quand il semblait bien qu’il professait les mêmes. Il fut sévère, et là ne fut pas sans bonté. J’avais offensé la morale et la famille. Certainement telle page de ce roman avait fait de la peine à ma mère. Telle violence peut causer un désordre que l’écrivain doit se reprocher.
Il me signala avec plus d’étonnement que d’horreur des gros mots, des obscénités... J’en étais fier, mais dus convenir que si mon audace bravait en français l’honnêteté et même le palais de justice, je n’aurais pas, quoique troupier, été fichu de dire ces choses-là tout haut. Puis sa voix se fit encore plus sombre, plus austère. Il parla presque bas pour montrer une grosse faute d’orthographe. Je tentais de lui parler d’auteurs contemporains ; il méprisait ou ignorait beaucoup d’entre eux. Il n’admirait vraiment que le médiocre Maupassant. Celui-ci écrivait une bonne langue française. Que de réserves j’aurais eu à faire sur ce point ! Je ne les fis pas. La conversation devint assez difficile.
L’on m’a dit, mais est-ce vrai ? qu’il avait, malgré tout, été assez sensible aux phrases enthousiastes que j’avais écrites sur lui, mais cela, il ne me le dit pas ; je revins souvent le voir sans arriver à l’intéresser davantage. Je m’excuse de raconter des propos si vagues, et ne pense pas du tout donner de Jules Verne une image fidèle. D’autres, qui l’ont mieux connu, auxquels il s’est confié, le feront mieux connaître. J’ai cru seulement intéresser quelques personnes en disant l’impression que ressentit devant le vieillard, un garçon de vingt ans qui l’avait beaucoup lu, et les grosses réflexions que causèrent de petites paroles ; si l’on m’accuse de susceptibilité en ayant cru à un mauvais accueil, je dirai que quel qu’il fut, cet accueil ne m’offensa pas. Je n’ai pas moins aimé Jules Verne, l’ayant connu. Je l’ai trouvé plus grand, et sa rude parole, loin de me décevoir, fit ce que l’homme faisait dans ses romans : il rendait fort.
Bien souvent j’ai songé à cette vie de Jules Verne, de l’ancien coulissier, secrétaire de théâtre... cette vie du prophète d’un monde nouveau. C’est un fait unique et non sans importance qu’un écrivain français ait vécu en province - bien plus ! - ait choisi la province pour y vivre. Il y a des provinciaux nés dans le pays qu’ils chantent, et qui y restent, il y a des Parisiens qui ont une patrie en province pour l’exploiter, et c’est d’un assez bon rapport. Il y a des chaumières, des Côtes-d’Azur, des fermes, des villas, des châteaux. Je ne vois que Jules Verne qui, au milieu de sa vie, ait quitté sans retour Paris, où il demeurait, pour aller se fixer dans une maison, une maison confortable, moderne, une maison sur un boulevard ! dans une ville qui n’était pas la sienne.
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Une ville allemande de cette importance aurait des jardins comme Amiens, mais, en plus, des libraires, des bibliothèques, des théâtres sérieux. Ici, le théâtre joue le Dimanche, trois pièces à la fois : un drame, un opéra, un vaudeville. Le théâtre ferme pour des saisons entières. Pas de libraires : quelques papetiers. On mange bien. Cette retraite est plus sûre que la campagne. Pas de danger de s’intéresser à des spectacles, à des peintures, à des boutiques, ni même aux champs, aux gens, aux bêtes. La quotidienne vie demande le minimum d’effort. Les fournisseurs sont proches et il y a des trottoirs. Ni tentations de la ville, ni inconfort de la campagne. Seul de ses semblables, Jules Verne comprit ces avantages. Et que servait d’être l’aède du monde pratique, s’il n’avait pas été confortable dans sa vie ? Son après-midi se passe à la Société industrielle. Là il a des revues techniques et des journaux.
Cependant, il s’intéresse à la vie collective. Il est conseiller municipal ; il est assidu, actif. Ses rapports sont nets, substantiels. Il ne dédaigne pas les honneurs, il aide volontiers ses concitoyens. On sait que ce fut pour lui une réelle amertume que l’Académie, qui le couronna tant, ne l’ait pas appelé. Cette institution perdit là non seulement une gloire, mais un membre utile, qui, dévoué aux intérêts de la compagnie, eut pris fort au sérieux la besogne qu’on y fait. Cet esprit positif voulait être occupé. Paris n’offre aux grands hommes que des places de badauds. Ne vous semble-t-il pas, dans cette ville du Nord, voir un demi-Anglais ? Même propreté, même tenue presque puritaine, même recherche de confort et mépris de la beauté. Une vie pratique, voulue, régulière et tendue vers un but.
Pratique ! Jules Verne ne fut jamais scientifique. On se récrie sur ce mot : ses romans sont pleins de science... De science appliquée, jamais de science pure. Il ne cherche pas une vérité, une découverte nue ; même ce touriste ne tient pas à voir, à connaître... Tous ses romans sont des romans de volonté. Un but, même futile ! Un pari, un défi. Le voyage non pour explorer, pour arriver. Il n’y a pas d’amour ni de haine dans ses romans ; ses traîtres sont presque semblables à ses héros. Ce ne sont que gageures, conflits de volonté, et volonté pour la volonté, simplement. On sacrifie au but même toute raison de l’atteindre, puisqu’au besoin on donne sa vie ! Une religion commode qui dispense de penser, et même d’avoir à être ou ne pas être religieux, un patriotisme simple et sûr qui habille avec quelque couleur et correction les conflits d’intérêts égoïstes et brutaux, le monde transformé en un vrai champ de sport...
Voilà les conditions d’une production immense, voulue. Voilà comme cet homme fertile s’est forcé, a produit intensivement, sans s’épuiser, et comment cette imagination formidable s’est contenue, massée, alignée, entraînée, a endigué l’exubérance des forêts vierges dans les perspectives droites et aménagées d’un clair jardin à la française.
Je ne veux pas dire ce que fut son œuvre : qu’on la relise. Elle est bien jeune ! Comme les romans de son temps semblent démodés à côté ! L’intrigue étonne et peut vieillir. Je crois que les coïncidences bizarres, rencontres, hasards, intrigues, sont à excuser comme on excuse les dénouements de Molière. Mais le Chancellor, une part de l’Archipel en feu, par exemple, sont des romans à peine déviés de la vérité. Wells le continue ; chez nous, de l’abbé Bordelon, de Cyrano, de Boistard jusqu’aux « Xipéhuz » de Rosny, aux « Atlantes » de Lomon et Gheusi, à la « Malaisie » de Paul Adam, etc. les champs de l’imaginaire ne courent pas risque d’être en friche... Mais entre tous il est l’auteur réconfortant.
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Il eut l’abnégation de n’être qu’un professeur. Je revois cette tête obstinée, ce front de rêveur précis, d’imagination volontaire, cette mâchoire dure et ces yeux doux, illuminés. Voilà ce que j’ai vu, moi, une machine parfaite, spécialisée, rivée. Je n’ai pas connu le parisien, coulissier, causeur, sportif... Un grand vieux, âpre, menant une vie mécanique, ne lâchant pas une minute à l’importun quand c’était l’heure d’aller lire, levé à l’aube, couché tôt, même quand sa femme recevait, ayant décrété l’heure de sa tasse de lait, l’homme qui a de sa vie chassé toute fantaisie.
Il y avait une tour à l’angle de sa maison, une tour, pas en ivoire, en briques et pierres de taille. C’est là qu’il l’avait enfermée, sa fantaisie. Il avait des allures louches et mécaniques d’un geôlier. Il allait à heure fixe lui porter sa ration. Elle devait voler en rond, se heurtant au mur. Et je le revois devant sa tasse de café, dans les quelques minutes où il laissait le dehors pénétrer jusqu’à lui ; ce front dur et têtu était une cage solide, et il fallait qu’elle fût ainsi pour bien tenir la bête sauvage qui s’agitait là-dedans... Mais il la tenait bien, et elle fut condamnée à ne faire que de bons livres.
Le 12 décembre 1875, Jules Verne présidant une séance de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts d’Amiens, prit la liberté de substituer à l’habituel discours du directeur le récit fantaisiste d’une promenade dans
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