Huile Lesieur


Toujours d'actualité, cette réflexion, signée Henri de Kérillis, paraît dans L'Echo de Paris (1) du 24 novembre 1931. Georges Lesieur vient de mourir à 83 ans. Et la marque d'huile qui porte son nom depuis mars 1923, ne jouit alors que d'une notoriété locale, essentiellement dans le nord de la France. Aujourd'hui, leader français des huiles alimentaires, Lesieur a, dès sa création, une préoccupation cardinale: "la quête de la pureté pour être la meilleure huile du monde", rappelle François Attali, directeur marketing Lesieur Alimentaire. Berceau de la marque : Coudekerque, dans la banlieue du port de Dunkerque, alors troisième port arachidier français derrière Marseille et Bordeaux. Georges Lesieur a déjà un long passé d'industriel quand il jette son dévolu sur cette ville.
Entré, en 1863, comme employé de commerce dans la société pétrolière Desmarais, il en devient, vingt ans plus tard, co-gérant. Entreprise qu'il quitte en 1908 au moment où elle se diversifie dans la production d'huiles alimentaires! La raison ? Les actionnaires ne veulent pas de la présence de ses trois fils, Maurice, Paul et Henri. Georges Lesieur, homme de "clan" tenait à associer étroitement sa famille à la direction de l'entreprise (2).
Aussi est-ce avec ses fils et pour eux qu'à 60 ans, il se lance en 1908 dans l'aventure. Son ambition ? Bâtir un groupe d'huileries, industrielles et alimentaires. La société "Georges Lesieur et ses fils", fondée en 1911, a donc pour objet social "la fabrication et le commerce des huiles végétales et des produits qui en dérivent" ainsi que "le raffinage et le commerce des huiles et essences minérales et des produits qui en dérivent" (3). Et c'est : avec un de ces derniers, le savon à la marque "Père Savon", que Georges Lesieur découvre la consommation de masse.
Lesieur, première huile de marque
"11 semble que ce soit au début de l'an née 1922 que les dirigeants de Lesieur aient évoqué pour la première fois la question du conditionnement de l'huile", mentionne Tristan Gaston-Breton (4). Alors commercialisée sans appellation (5) et en vrac - des fûts de bois consignés et dont la contenance varie de 50 à 200 litres -, l'huile est, comme le lait, versée par l'épicier dans un récipient apporté par le consommateur ! Et ce dernier détermine son choix en fonction du prix. Ce qui n'est pas sans inquiéter Georges Lesieur : "la situation des huiles au point de vue commercial est aujourd'hui terrible. Quel que soit le prix que nous consentons, nous trouvons toujours devant nous un concurrent faisant meilleur marché"(6).
Le conditionnement en bidons métalliques et en bouteilles existe déjà, utilisé par les fabricants marseillais d'huile d'olive. Georges Lesieur le sait qui, lors du dépôt du logo en 1909 - quatre losanges rouges -, spécifie que l'emballage peut se faire "en boîtes métalliques, en bidons, en fûts et en bouteilles et flacons". Mais jusqu'au début des années 20, la société Lesieur s'en tient au fût! Raisons avancées par Tristan Gaston- Breton: "la réticence de Georges Lesieur à se tourner vers la consommation de masse et les traditions culinaires du nord de la France, zone traditionnelle de la cuisine au beurre quand le sud, grand consommateur d'huile d'olive, est plus sensible à l'emballage léger et plus réceptif à la notion de marque".
Dans la famille Père Savon...

Une double valence



Il est une période où Lesieur abandonnera sa politique de marque et la vente de l'huile en bouteille de verre pour un conditionnement de nouveau en vrac et en fût: Vichy, entre 1940 et 1944. La première bouteille non consignée en plastique ? Lesieur, en 1963. La société assure non seulement le conditionnement mais aussi, et c'est nouveau, la conception et la fabrication de l'emballage.
Lesieur est alors le premier industriel dans le monde à utiliser l'emballage en PVC pour le conditionnement des liquides alimentaires (7). La première bouteille en PET ? Lesieur, toujours, en 1985. La première bouteille avec un bouchon bec verseur ? Lesieur encore, en 1997. La marque fête cette année-là ses 70 ans! Sa vocation n'a pas changé.
On peut la lire dans la première publicité signée en 1926 par l'affichiste Carlier : "une seule qualité: la meilleure", affirme un épicier portant triomphalement la bouteille Lesieur avec, en arrière-plan, les usines de Coudekerque et le logo. La campagne publicitaire lui fait écho : "L'huile Lesieur vous apporte la pureté jusque sur votre table". Et Lesieur d'inaugurer une forme de promotion originale: sous la capsule de la bouteille est gravée l'une des lettres composant les mots "huile Lesieur". A ceux qui obtenaient les deux mots complets étaient adressés un colis d'échantillons d'huile et des jouets ! "Cette quête de la perfection n'est pas sans incidence sur le plan marketing", explique François Attali.
"Jusqu'aux années 1990, on se devait de mettre sur le marché "la" meilleure des huiles, supérieure à toutes les autres. Le marché, alors monolithique, privilégiait les contraintes instrumentales au détriment de l'axe alimentation. Ce n'est pas l'image positive de l'huile qui est valorisée puisque tous les efforts sont dirigés pour conjurer l'image négative de l'huile. Le mot d'ordre est alors d'éviter que l'huile ne soit mauvaise". Et ce, quelles que soient les modes: arachide ou tournesol.
Lesieur, première huile de marque
Flash back. 1945. "Privée de l'essentiel de son appareil productif, la société Lesieur se trouvait, au lendemain de la guerre, dans l'incapacité de reprendre ses fabrications en métropole. Une situation qui aurait pu être dramatique sans la présence des établissements africains, dont la construction avait été décidée dans les derniers jours de 1940" (8).
Ce "pari africain", que n'ont pas relevé les huiliers marseillais place Lesieur au premier rang des fabricants d'huiles de marque parmi quelques 1300 établissements. La société renoue avec sa politique de marques comme en témoignent l'huile d'arachide Lesieur, l'huile de colza à la marque Alba et l'huile d'olive, Bel Canto. Parallèlement, l'entrée à la Bourse de Paris en 1951 signe l'abandon de la structure familiale pour celle d'un grand groupe (9). Aux commandes, Paul Lesieur, président du conseil d'administration et du comité de direction jusqu'en 1966. Le groupe représente alors 75% du marché français des huiles de marque dont 48% pour la seule huile Lesieur, loin devant Huilor (13%) et Salador ! Une prépondérance obtenue grâce au contrôle d'un certain nombre de sociétés huilières avec lesquelles le groupe était lié depuis les années 50 et qui lui permet de" sortir" du marché des marques concurrentes (10). Avec une production annuelle de 125 millions de litres, Lesieur était alors non seulement le premier fabricant français d'huiles alimentaires, toutes catégories confondues, mais également le premier huilier européen, Unilever fondant alors sa politique sur la margarine. Et la publicité de renchérir: "Avec Lesieur, c'est trois fois meilleur".
La décennie 60 est également riche en événements pour le groupe qui décide de se renforcer dans le secteur des corps gras avec le lancement d'une mayonnaise, tout en se diversifiant, par croissance externe, vers l'agro-alimentaire et les détergents (lire encadré ci-contre ).
La pureté, du sol au plafond




Quand certains sont partisans d'un rapprochement avec un groupe industriel, d'autres choisissent la banque, en l'occurrence, la Banexi (Banque pour l'expansion industrielle) et filiale de la BNP. En septembre 1972, la Banexi détient 25% du capital et la famille Lesieur 26%. "La BNP va jouer un rôle déterminant dans la réorientation stratégique de Lesieur marquée par un recentrage sur les métiers de base", rappelle Tristan Gaston-Breton. La même année, Lesieur est la première marque à se doter d'un service consommateur. En 1973, les plats cuisinés (SapaI) sont cédés à Panzani Milliat Frères (12). L'objectif est alors de couvrir tous les segments du marché de l'huile avec, en 1976, le lancement de deux huiles Lesieur (maïs et olive) et le label "Lesieur" apposé sur l'huile de tournesol Auréa. Toujours sous l'égide de la BNP, Lesieur entend devenir, à la fin des années 70, un pôle de regroupement de l'industrie alimentaire tout en abandonnant la dimension "franco- française" et la stratégie africaine: Le groupe acquiert, en 1979, l'Omnium de Participation agroalimentaire des Etablissements William Saurin et des Etablissements Dagousset ( condiments, sauces et vinaigres) et la Française Alimentaire (dont Végétaline) en 1981. Dans le domaine de l 'huile, Lesieur joue la carte espagnole, deuxième rang européen pour la consommation d'huile alimentaire et acquiert 50% de Salgado ( 4ème huilier espagnol) en 1978 et 50% de Koïpe (nO3) en 1980. La décennie suivante sera celle des turbulences. Elle est d'abord marquée par le retrait de la 3ème génération: président de la société depuis 1966, Michel Lesieur, atteint par la limite d'âge, quitte la présidence du groupe en 1982 et cède son siège à Guy de Brignac. La même année est scellée une alliance entre Lesieur et le groupe sucrier Saint.- Louis Bouchon sous forme de prise de participation réciproque (13).
Cette décennie est également celle où Lesieur et Astra-Calvé rivalisent à coups de lancement de nouveaux produits. Coup d'envoi, en 1984, quand la France se pliant à la réglementation européenne, autorise le conditionnement rectangulaire de la margarine et non plus en cube (format fixé par une loi de 1897 qui voulait la distinguer du beurre). Lesieur lance, à sa marque, une margarine au tournesol et une pâte à tartiner quand Astra Calvé modifie le conditionnement de ses margarines (Astra, Planta, Epi d'or et Fruit d'or). Sur le front de l'huile, pas de répit! Le groupe Astra lance en avril 1985 une huile d'arachide Eclat d'Or sous l'appellation "deux fois raffinée" qui améliore le goût et prolonge sa conservation. Un mois après Astra, Lesieur lance une huile d'arachide "deux fois raffinée" suivie d'une huile de tournesol elle aussi "purifiée deux fois" : avec cette dernière huile Lesieur parvient à éliminer totalement les cires provenant de la graine de tournesol. Et c'est pour bien distinguer les protagonistes que l'agence Dupuy et Saatchi signe en 1985 le slogan publicitaire "Pas d'erreur, c'est Lesieur". Des études de marché ont en effet montré qu'un grand nombre de ménagères (46% ) achètent les produits Astra en croyant acheter les produits Lesieur. Le groupe italien Ferruzi, lui, ne se trompe pas quand, en 1986 .la marque vient de lancer le slogan " je veux tout " -,il convoite Lesieur. Réponse du groupe: une OPE Lesieur Saint.Louis Bouchon, le 20 novembre 1986.
Saint-Louis, alors deuxième actionnaire (14%), derrière la Banexi (20%) mais devant la famille Lesieur (9%) et l'UAP (6%), contrôle à l'issue de l'opération 95% du capital de Lesieur. L'objectif de Bernard Dumon, président de Saint-Louis Bouchon et de Lesieur entend créer, face à BSN, un nouveau pôle agro-alimentaire. Aussi décide-t-il la vente à Henkel des activités produits d'entretien Lesieur Cotelle en juin 1987. 1 Un choix qui provoque alors la démission de Michel Lesieur alors président d'honneur de la société et de celle de son frère, Georges, administrateur. Nouvelle offensive en octobre 1987 : Ferruzi, (qui détient depuis 1985 le sucrier Béghin-Say) intéressé par la branche corps gras de Lesieur, lance un raid sur 6,.3% du capital de Saint Louis puis 13,9% en décembre 1987. Le 18 février 1988, le conseil d'administration de Saint Louis, soucieux de mettre le groupe à l'abri d'une prise de contrôle de Ferruzi, décide de vendre la branche corps gras de Lesieur (huiles, mayonnaises et sauces, margarine Excel et la filiale espagnole) à Béghin-Say. "Cette vente témoigne de l'échec des ambitions agroalimentaires de Saint Louis qui s'ampute alors de 40% de son chiffre d'affaires", conclut Tristan Gaston-Breton. Lesieur qui représente alors 31% du marché des huiles alimentaires en France et 25% en Espagne, passe sous le contrôle d'Eridania.
De l'huile aux huiles
L 'heure est au recentrage sur la vocation première de la marque: l'huile. Symboles du renouveau: l'essor de l'huile d'olive et le lancement, en 1990, de I 'huile Isio 4 (4 pour quatre huiles : tournesol, soja, pepins de raisins et oléisol), dans une bouteille à la forme inédite. "Elle répond à un changement de la perception de l'huile par le consommateur", souligne François Attali. "La grande mode du "Iight" est derrière nous qui rend possible le retour de la dimension "gras" du produit. Mais le vrai changement trouve son origine dans le retour du sacré et la quête du sens. Or, l'huile, fruit de l'olivier, n'est- elle pas, dans la culture judéo-chrétienne, le symbole de vie, de prospérité et de joie mais aussi de lumière et de pureté ? .Il n'est pas un sacrement chrétien qui ne se déroule sans l'huile". Traduction marketing: l'essor de l'huile parfumée qui, chez Lesieur, a pour nom "Le jardin d'Orante", une gamme de quatre huiles "gourmandes" et sa signature "on ne peut plus se passer de saveur" .Le marché, longtemps monolithique -une seule huile multi-usage - offre aujourd'hui une pluralité de goûts. Traduction publicitaire: "Faites-vous du bien". Ce slogan, lancé en 1996 par l'agence CLM, quand le contexte économique portait plutôt au pessimisme, avait un double sens: la quête du plaisir et la santé du corps. "Une polysémie qui traduit un choix d'alimentation et un choix de vie", explique François Attali. Et c'est peut- être pour "se faire du bien" que Lesieur et Astra enterrent la hache de guerre en 1998. Un échange d'actifs clarifie les territoires de chacun : Lesieur cède Végétaline à Astra quand ce dernier lui apporte son secteur huile de graines (marques Fruit d'or, Epi d'or, Equilibre et Frial). 90 ans après les débuts de l'aventure, Lesieur confirme sa vocation d'huilier.
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